Elle est dans un état second, et la musique la berce tendrement, comme sa mère le faisait lorsqu’elle était enfant. Elle se balance doucement, langoureusement sur cette chanson qu’elle adore plus que tout, « Don’t fear the Reaper ». Elle, elle ne craint pas la Mort ; au contraire, elle l’attend impatiemment, telle une amie qu’on a hâte de retrouver après des années de séparation. Des inconnus la bousculent sans ménagement sur la piste, eux-mêmes perdus dans leur propre monde où rien ne peut les atteindre.

Elle s’éloigne en direction de ce qui fut une salle de bains il y a bien des années. Les bougies posées à même le sol la guident, projetant son ombre familière sur les parois décrépies du bâtiment désolé. Sa main glisse lentement sur le mur de droite, ses doigts s’accrochant aux morceaux de tapisserie ancienne en lambeaux. Elle s’imagine voguant au milieu d’un marais de souvenirs ; c’est elle la Dame de maison couverte de bijoux onéreux. Un sourire glisse sur ses lèvres, illuminant son visage juvénile.

Elle arrive enfin à destination. Le miroir couvert de moisissure est encadré de bougies dont la cire rouge s’écoule sans fin, semblables à des larmes de sang. Elle fixe son reflet pour la première fois de la soirée. Les effets de l’alcool et de la drogue la foudroient. Elle semble irradier de lumière, ses cheveux décolorés accrochant la moindre lueur et la projetant des lieues à la ronde. Ses yeux bleus pâles sont des étoiles brillant dans la nuit. Son regard décrit chaque courbe parfaite dessinant son corps. Elle commence par admirer ses longues jambes fines habillées de fin collants noirs entièrement couverts d’échelles, puis ses hanches de petite fille qui aurait grandi trop vite. Sa poitrine un peu trop plate à son goût ne retient son attention qu’une seconde. Levant son bras gauche près de son visage, elle pose son regard sur son poignet couvert de cicatrices d’un temps révolu, celui où elle n’aspirait qu’à trouver la sortie de cet enfer qu’était devenue sa vie depuis la mort de sa mère. Elle tire sa manche pour les cacher, elle ne veut pas se souvenir de tout ça, pas ce soir, pas maintenant qu’elle se voit enfin pour ce qu’elle est réellement devenue : une jeune femme magnifique. Une poupée aux yeux cernés de noir et aux longs cils interminables.

Le jeune homme rencontré plus tôt dans la soirée avait raison lorsqu’il disait que la drogue lui montrerait le monde sous un nouvel angle.
Elle rit doucement, secoue son épaisse chevelure avant de la cacher soigneusement sous le châle de laine noire qu’elle porte autour du cou. Elle ressemble à la Faucheuse. Son rire devient plus fort. Elle n’a pas peur d’elle parce qu’elle est la Mort !

Je la suis de nouveau dans les couloirs ; cela fait des heures que je l’observe sans relâche. Elle est parfaite. Elle est celle dont j’ai besoin pour accomplir ma tâche future. Mais je dois encore attendre quelques minutes, je ne peux me permettre de tout faire rater, pas alors que je suis si proche du but.
Je sais ce qui l’attend : dans un instant les effets de la drogue commenceront à s’atténuer, et la réalité va la rattraper. Elle se détestera de nouveau, se sentira inférieure à toutes ces personnes autour d’elle. Se rappellera ce jour qui la hante tant. Elle cherchera alors ce Magicien d’Oz et s’envolera de nouveau. Son voyage la mènera au sous-sol de la demeure, et elle ne le quittera plus jamais.
Je me prépare à l’accompagner dans ce long périple.

Je suis l’Ankou, et j’ai trouvé l’outil nécessaire à l’accomplissement de ma mission.

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