Depuis près de vingt ans, à chaque date anniversaire de son apparition, une monstrueuse créature, mi-loup, mi-démon, attaquait un petit village niché au cœur des Cévennes.

La Bête était apparue à Bourg-St-Eloi pour la première fois lors du bal du 1er décembre 1763, donné en l’honneur du saint patron de la commune, et y avait fait un véritable carnage. Puis elle était revenue les jours suivants prélevant dans les masures, femmes et enfants, parfois des hommes. Aucune barricade ne l’arrêtait. Plusieurs familles avaient fui, mais leur cadavre, rapporté sur la place du marché, avait dissuadé toute autre tentative. Les éloissiens, malades de peur et en pleine confusion, se réfugièrent dans leur église, mais la sombre créature profana sans vergogne le sol consacré. Elle entra lentement, provocant des cris d’épouvante et balaya d’un coup de patte négligent les croix disposées sur le seuil.
— Vous ne pouvez rien contre moi, et ne doutez pas que cela cesse, leur dit-elle de sa voix grondante. Je prendrai mon tribu jusqu’au dernier.
— Mais pou-pourquoi ? balbutia le prêtre.
La Bête tourna ses yeux troubles vers le prélat.
— Je suis sortie des profondeurs car vous êtes coupables.
Un murmure d’incompréhension parcourut l’assemblée.
— Coupable ? Mais, de quoi ? s’écria un garçon.
L’animal prit son temps pour répondre.
— Vengeance m’a été réclamée. Pour avoir laissé périr toute une famille au cours d’une tempête de glace.
— Les bohémiens ! fit la foule.
— Enfin ! Nous y voilà, ricana le démon. Pour cela, vous mourrez.
La Bête leur proposa, alors, l’impensable : consentir qu’à une date prédéfinie un unique habitant, de son choix, soit sacrifié. Parce que subsistait encore un peu d’espoir de la voir se lasser, les éloissiens, désespérés, s’y résignèrent. Ils ne voulaient pas mourir, là, maintenant !
Depuis, la bête tuait et emportait un à un les villageois. Parfois, des restes humains étaient retrouvés épars dans les bois. Ils étaient rapidement ensevelis, effaçant ainsi toutes traces, car nul ne devait suspecter quoi que ce soit. Cela aussi faisait parti de l’accord.

Le premier jour de décembre, le forgeron, qui avait déjà perdu un enfant, consacra sa journée à renforcer son logis de grilles érigées de pics acérés. Au crépuscule, il barra sa porte.
L’oreille aux aguets, Gaston se tenait autour d’une bougie de suif, avec son épouse et leur dernière fille, quand ils perçurent un martèlement provenant de la forêt. La petite plaqua ses mains sur ses oreilles en gémissant dans le giron de sa mère. Les pas s’arrêtèrent devant leur porte. «Faites qu’elle passe, faites qu’elle passe» psalmodiait la femme du forgeron qui sursauta violemment quand des coups retentirent. Gaston leur intima silencieusement de ne pas bouger, ni d’émettre le moindre bruit.
— Gaston ?
Ils se figèrent d’effroi.
— Gaston, je sais que vous êtes là. C’est Pierrot. Ouvrez-moi !
Le forgeron s’approcha de l’huis.
— Que fais-tu dehors à cette heure, mon garçon ? Rentres vite chez toi !
— Je suis avec Lison. Elle s’est tordu la cheville. Laissez-nous entrer !
Gaston considérait l’apprenti comme un fils, cependant s’il ouvrait la porte et démontait les pointes, il ne pourrait tout replacer à temps.
— Je ne peux pas, c’est trop tard, souffla-t-il, anéanti.
— On ne peut rester dehors ! C’est la nuit de la Bête !
— Je ne peux pas, comprends-tu ? Sinon je mets ma famille en danger. Va-t-en, vite.
— Mais la nuit est encore jeune. Par pitié !
Le forgeron souffrait de ne pouvoir leur porter secours, mais il devait avant tout protéger les siens, à n’importe quel prix, même s’il s’agissait de la vie de Pierrot et Lison. Le front collé au battant, il réitéra son refus.
— Va ailleurs, tu vas l’attirer chez nous !
— Vous ne pouvez faire çà !
— Désolé, mon garçon.
— On va mourir par votre faute !
L’incompréhension et l’affolement dans la voix de Pierrot lacéraient le cœur du forgeron. Lui, qui était loué dans tout le pays pour sa grande bonté, choisit ce soir là de ne pas ouvrir. Honteux et coupable, il n’espérait qu’une chose : que le couple s’écarte. Mais ils ne s’éloignèrent pas. Le ton monta et raisonna lugubrement dans les rues désertes. Pierrot toquait de nouveau quand un sourd grondement retentit, suivi de raclements. Le forgeron, le visage baigné de larmes amères, resserra son étreinte autour de sa famille. Lison hurla. Pierrot aussi. De l’intérieur du logis, ne parvinrent que le choc contre une fenêtre, le crissement strident des pointes malmenées et le cri étranglé du jeune homme. Puis les grognements stoppèrent. Dans le silence rétabli, les sanglots déchirants de Lison se mêlaient à ceux étouffés de la maison. Enfin, d’un bond, le feulement s’approcha des pleurs, des mâchoires claquèrent et les gémissements cessèrent. Le temps se figea. Un sentiment d’irréalité régnait alentour. Après la sauvagerie et la rapidité de l’attaque, l’accalmie s’éternisait, importune.
Etait-elle repartie ?
Gaston relâchait son souffle, quand un premier choc ébranla les murs.
— Elle est encore là ! hurla sa femme avant de s’affaisser.
— Tais-toi ! lui ordonna Gaston en plaçant sa fille dans son dos.
Le monstre renifla sous le panneau de bois puis des coups répétés et de plus en plus violents éventrèrent la porte. Horrifiée, la famille fixa le trou béant où la faible lueur de la lune révéla deux énormes pattes aux longues griffes figées dans le sol. Un grondement rauque précéda un museau sanguinolent surmonté d’yeux aux pupilles fendues. De taille démesurée, l’infernale créature s’immobilisa sur le seuil, et les observa de son étrange regard incandescent. Elle approcha son énorme gueule du visage de Gaston et retroussa ses babines sur des crocs luisants et proéminents tandis que son souffle brûlant enveloppait d’un relent fétide l’homme qui lui faisait bravement face.
— Tu sais, forgeron, que si je le voulais, je prendrais ta fille malgré tes pitoyables efforts.
Gaston tremblait de tous ses membres.
— Mais je n’en ferais rien, continua-t-elle d’une effroyable voix, car le pacte dit une offrande par an.
Eperdu, le forgeron hocha la tête et la Bête poursuivit.
— Je dois te remercier : deux d’un coup. Je ne viendrais donc pas l’an prochain en échange de la jeune fille. Vous avez payé votre tribu en avance. Dis le au village. Mais après, je reviendrais.
L’affreux animal plongea son regard cruel dans les yeux épouvantés de l’homme.
— Peut-être que je commencerai par ta famille. Ou bien, peut-être, serez vous les derniers. Profite bien des deux années à venir, forgeron ; Tu ne sais pas de quoi l’avenir sera fait !
Elle resta immobile, haletante et dégoulinante d’écume et de sang, puis se retira pour hurler sur la place. Des pleurs d’enfants retentirent. Elle fit le tour du village, frôlant portes et fenêtres. Enfin, sur un regard entendu vers la forge, elle rejoignit la forêt où elle disparut.
— Comme convenu, gronda-t-elle en s’éloignant.

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