Il jeta un coup d’œil – en vain – à son cellulaire. Quand avait-il envoyé le premier message ; il y avait de cela une demi-heure, trois quart d’heures ? Il s’était en tout cas empressé de le faire après avoir choisi sa place (au septième rang, rangée de droite) et s’y être installé. Depuis, trois autres texti s’étaient suivis et tapoter machinalement ses doigts sur l’accoudoir du Megabus à la manière d’une secrétaire sur son clavier était pour lui la façon la plus naturelle de contenir cette sensation désagréable qui ne faisait que grandir, miles après miles.
Sa compagne de voyage, une énorme quinquagénaire, s’était assoupie. Il préférait cela à la discussion, même si elle avait gagné la fameuse guerre de l’accoudoir dans la manœuvre. Il soupçonnait toutefois que son sommeil soit feinté, mais n’osa pas la déranger de peur qu’une conversation ne démarre réellement entre eux deux. En soit, c’était un mal pour un bien. D’ailleurs, maintenant qu’il y pensait, il avait fallu presque une quinzaine d’années au jeune homme pour qu’il remarque que c’était toujours les personnes les plus étranges qui venaient à vous accoster. Pourquoi ? Comment ? Même s’il avait observé le phénomène à de maintes reprises, les causes du problème n’en était encore qu’à l’état de spéculations. Ces dernières étaient-elles plus décomplexées que les autres ou ne remarquaient-elles pas leur conduite saugrenue ? Il connaissait déjà l’alcool comme désinhibiteur social, mais il devait aussi en être de même pour toute substance capable d’altérer les activités neuronales. À partir de là, il était facile de faire le lien avec son acolyte de repose-bras. Loin d’être adepte de mesquineries ou de stéréotypisations, il avait de suite catalogué la femme comme « lourdingue alcoolique qui parle de ses chats à la moindre occasion » et classé cette dernière dans un dossier accompagné d’un post-it À ÉVITER !
L’autobus finit par traverser la rivière Delaware via le pont Besty Rose, signe que tous avaient atteint la Pennsylvanie. « Bordel, mais qu’est-ce qu’il fout », siffla l’ex-étudiant d’Old Hickory entre ses dents en vérifiant la boite de réception de son cellulaire, comme si un message s’était perdu par mégarde. Son téléphone mobile se faisait vieillissant et le cas d’un texto qui ne s’affichait pas pour avoir été coupé lors de sa réception arrivait plus que de coutume. Si bien que cette action n’était pas aussi vide de sens qu’elle pouvait le paraître aux yeux d’un observateur extérieur. Après cette vérification et pour la première depuis qu’il avait embarqué, il le remit – avec un juron – dans la poche de son jean. S’il s’était offert un nouveau téléphone portable avec l’argent qu’il avait dépensé dans un ordinateur pour le traitement de texte, il aurait pu profiter du wifi que la compagnie mettait à la disposition de ses voyageurs et ainsi tenter d’intercepter son ami sur un réseau social ou l’autre. Ohm (c’était par ce diminutif que ces amis l’appelaient) semblait avoir perdu tout espoir de réponse lorsque le portable vibra, enfin. Seulement trois vives sonorités aigües suffirent à le faire sursauter. Il l’extirpa de sa poche avec une telle vivacité que la quinquagénaire assise à côté de lui tressaillit à son tour en grognant quelque insanité. Il reçut un désagréable relent émanant de celle-ci, preuve que l’alcool ne tuait pas toutes les bactéries. Ohm poussa le dièse en vue de déverrouiller son portable tout en réprimant un soubresaut stomacal.
« ‘est arrivé ? », l’interrogea sa voisine.
Le garçon répondit par un hochement, ce qui parut lui déplaire.
« Eh, ‘te cause gamin.
— C’est ça, on est à Fishtown. », appuya-t-il son dire en indiquant un panneau que le bus dépasserait dans une dizaine de secondes.
La femme haussa un sourcil tout en entrouvrant sa bouche, laissant ainsi nettement apparaître de raboteuses croûtes au coin de ses lèvres qui étaient jusqu’ici passées inaperçues. « Définitivement, il y a des bactéries que l’alcool ne peut vraiment pas tuer », se répéta-t-il. Le regard de l’envahisseuse d’accoudoir resta figé jusqu’à ce que le panneau FISHTOWN, ENTRÉE PHILADELPHIE NORD-EST disparaisse finalement de leur champ de vision. Ohm ne sut pas tout de suite si ce raidissement facial était maitrisé ou si elle était soudainement victime d’un accident vasculaire cérébral.
« Où s‘qu’on est ? », peina-t-elle à articuler.
Il soupira tout en optant intérieurement pour l’option « j’ai pas capté un mot de ce que t’as pu dire, gamin. ». Finalement, il se dit qu’il avait déclenché la chose qu’il voulait à tout prix éviter : une conversation avec un de ces dingos. Heureusement, le chauffeur le sauva avant qu’il n’entre dans de nouvelles explications qui seraient tout aussi mal interprétées par l’encéphale de sa voisine. Il donna quelques explications sur leur arrivée qui serait imminente et termina par un « et nous vous remercions encore d’avoir choisi notre compagnie. ».
S’ensuit des grésillements jusqu’à ce que ce dernier trouve le moyen de couper le microphone. C’était vraiment un superbe car, il n’y avait pas à dire. Peinture bleue avec effet métallisé flambant neuf, siège tous conforts et ajustables, sans évidemment parler de la borne wifi qui lui était propre et que Ohm avait déjà repéré plus tôt. Le micro du chauffeur était quant à lui sans fil et connecté à son oreillette par Bluetooth, ce qui devait expliquer sa grande peine à utiliser cette cochonnerie de nouvelle technologie. L’homme en question était assez âgé et Ohm ne savait pas s’il savait lui-même comment cet appareil fonctionnait. Il y eut soudain une illumination : il lui avait aussi fallu une quinzaine d’années pour qu’il se rende compte qu’il n’avait jamais croisé de conducteur dans la vingtaine ou la trentaine. Il ne savait pas si cela était stupide ou brillant (voire s’il était affecté par les émanations éthylique de sa compagne de voyage) mais quoiqu’il en soit, il se réjouissait de cette découverte. Cela faisait partie de ces questions qu’un gosse aurait totalement pu poser à un adulte désemparé.
Le cellulaire vibra – encore – accompagné de ces mêmes tintements aigus. Ohm l’avait presque oublié à cause de la vieille alcoolique, et pourtant, le petit boitier noir à l’écran fissuré se trouvait dans sa main. Il le redéverrouilla et comme il s’y attendait, découvrit qu’il avait reçu deux messages. La femme se retourna l’air de ne pas comprendre d’où venaient ces bruits d’un autre monde et tenta même une nouvelle fois le dialogue avec le jeune homme qui l’ignora cependant cette fois en bonne et due forme. « ‘culé ces jeunes. » crut-il l’entendre marmonner entre ses dents sans réellement s’en soucier. Il ouvrit le premier le message tandis qu’un muscle ou l’autre se serrait dans sa cage thoracique. À vrai dire, il s’y attendait, c’était impossible à réfuter. Mais… Il y croyait toujours, une once d’espoir persistait encore. Du moins jusqu’à ce qu’il lise le « Désolé, empêchement grave. T’es en route ? Ça tombe à l’eau. ». Ohm déglutit. Son anxiété n’avait fait que grimper graduellement tout au long du voyage jusqu’à atteindre son paroxysme, il y avait quelques secondes de cela. Et maintenant ? Maintenant il ressentait un vide. Pas de remords, pas de haine, pas encore. Le second texto quant à lui disait simplement « Encore désolé, mec. ». Le garçon soupira, s’enfonçant dans son siège tandis que le chauffeur reprenait la parole pour la deuxième fois en moins de dix minutes.
« Veuillez rester assis jusqu’à ce que le car soit totalement immobilisé, merci. »
La quinquagénaire se retourna vers lui.
« Eh ‘foiré, on est ‘rivé ? »

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