« Réveils et pendules se sont suicidés d’une piqure de rouille dans la tempe »

« Le ciel est…rouillé », du moins telle était l’idée qui me caressait l’esprit à sa vue, nuages immobiles dont la blancheur laiteuse avait été troquée pour la mort. La terre également avait cet aspect oxydé, territoire de fièvre, nauséeuse sensation.
Je pensais souvent que le temps s’était recroquevillé sur lui-même, mort, inerte, la rouille avait dévoré ses moindres ressorts et rouages.
Les sens s’en trouvaient perturbés, l’odeur et le goût ne faisaient plus qu’un, l’ouïe ne percevait plus que le grincement incessant des ruines alentours, le fatras d’une chute d’objets pouvait sonner l’auditeur pendant de longues minutes, gong titanesque aux claquements imprévisibles.
Le silence n’existe pas et n’a jamais existé.
La vue s’était adaptée au paysage, les dernières couleurs qu’elle percevait étaient la rouille, le gris, le noir…
Le paysage consistait en une série de buildings cadavériques, rongés, oscillants tels des funambules malhabiles à la recherche de l’équilibre le moins instable. Autant de doigts putréfiés qui s’agitaient en une danse frivole sur une main morte.
Je m’amusais à penser qu’ils grattaient la rouille du ciel pour le refaire démarrer.
*
Je vivais sur le toit d’un immeuble encore assez résistant et vivace, je préférais les hauteurs, au moins je ne risquais pas de me faire aplatir par une avalanche de débris coupants, oiseaux de proies aux becs et griffes acérés.
Lorsque je m’y suis installé, l’oscillation ne se faisait pas vraiment ressentir, à présent elle est un peu plus forte mais à force d’y vivre le mal qu’elle procure a finit par s’évanouir.
Le principal inconvénient était l’eau et la nourriture contaminées par l’oxydation de l’environnement, je n’avais pas vraiment le choix, mourir de faim ou mourir empoisonné?
Au départ la première option parait plus adéquate, mais la faim est une sensation implacable; ainsi je me suis vu forcé, pour survivre, d’ingurgiter ce poison, cette rouille, aux effets lents et dévastateurs.
*
Je m’éveille, assailli par le sentiment d’une catastrophe imminente. Je sens que quelque chose pèse sur mes épaules, un poids cosmique indescriptible.
La douleur commence à perler, goutte à goutte, au creux de mon abdomen, elle monte, incessante, trop grande pour un homme…
Mon œsophage se dilate, au bord de l’implosion, une chose veut sortir de mon corps, simple cocon de chair et d’os.
Ma mâchoire s’ouvre d’elle-même, elle craque de toutes parts, se disloque en une gerbe blanchâtre. J’hurle de tout mes poumons, une énorme boule de papier, dégoulinante de salive, se fraye un chemin à travers moi. Du sang partout, mêlé au papier, fœtus inerte et cauchemardesque. La souffrance, l’agonie de mes sens m’assomme.
Lorsque je sors de ma torpeur morbide, l’amas de papier a disparu, ma mâchoire est intacte; les effets du poison procurent bien des hallucinations mais celle-là était si réelle que je n’ai pas pensé à la combattre.
Je n’ai pas le courage de me lever, une énorme botte de titan me plaque au sol, je suis crucifié par mon imagination.
*
Les couloirs de l’immeuble sont tous ténébreux, j’abhorre ces intestins métalliques, seule la faim me pousse à m’y aventurer.
Je fouille minutieusement chaque chambre en quête de denrées, parfois j’y rencontre des cadavres, mais ces derniers ne sont pas très ouverts au dialogue, épouvantails nauséabonds.
Soudain, j’entends l’écho de quelques pas derrière moi, à peine le temps de faire volte face qu’une ombre file dans la chambre adjacente. Je me lance à sa poursuite, mais l’effort me trouble la vue, la porte est ouverte, bouche béante et terrifiante. J’entends du bruit dans la pièce à ma droite, la curiosité s’est envolée pour faire place à la peur, elle m’empêche d’aller plus loin, qui sait quelle créature m’attends, tapie dans l’ombre? Veuve noire affamée.
Je rebrousse chemin aussi vite qu’il m’est permis de le faire… Je retourne sur mon toit, dernier bastion de mon existence.
*
Le monde est mourant, à quoi bon persister, à quoi bon s’accrocher à cette vie infernale?
Une simple piqure de rouille dans la tempe, oui, indolore et efficace, c’est-ce dont j’ai besoin…
« Les réveils, les pendules et les horloges se sont suicidés de cette manière. »
Rongés par une cavalcade implacable d’oxyde mortelle.
Je dégurgite mes mots avec autant de douleur que si c’était de la bile… Le poison devient trop lourd à porter, mes veines fondent sur elles-mêmes.
Une simple piqure de rouille dans la tempe, oui, indolore et efficace. Bientôt je rejoindrais ces cieux et ce temps, morts, paisibles; L’esquisse d’un sourire divin se dévoile à mon regard.
Une simple piqure de rouille dans la tempe, oui, indolore et efficace…salvatrice.
Quelle heure est-il?

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