« Quelle époque bénie que celle où les couteaux et autres objets tranchants faisaient partie du quotidien ». Voilà le genre d’obscénité qui peuplait l’esprit malade de John Doe. Pourquoi cette fascination des armes blanches ? Simplement parce qu’il avait passé ses derniers jours à tenter de se donner la mort – sans grand succès – et qu’il avait longtemps rêvé, voire même fantasmé, de la facilité avec laquelle une lame faisait couler le sang et déchirait les chairs. Mais mourir à notre époque n’est pas chose aisée. La vie est après tout chose précieuse, il serait contre-nature de la laisser se gâcher.

Jugez plutôt ; voyons quelles pouvaient être ses pensées d’alors :
Ce monde est si fade, si terne. Gris. Tous pensent pareil à présent. Plus une seule fausse note n’est jouée dans leur esprit omniscient, plus une seule fantaisie n’est admise, seul le savoir véritable, universel et instantané est possible.L’individu que je suis est une espèce en voie de disparition puisque tous ou presque ont déjà accepté l’injection. Et quel sombre crétin peut bien refuser de se voir administrer, par une simple piqûre, la connaissance de l’humanité et une santé infaillible ? Et encore le mot est faible, je suis loin de la vérité, puisque je vois déjà certains de mes anciens amis commencer à rajeunir. On ne leur a pas simplement injecté la santé, mais l’immortalité.Qui suis-je pour refuser le progrès ? L’évolution de l’espèce humaine se doit de passer par la technologie, les nanomachines sont la clef, m’ont-ils dit ; tu ne vas pas rester un simple animal inconscient guidé par ses instincts ?Mais qui suis-je si je ne suis plus la somme de mes propres souvenirs, de ma propre expérience ? Qui suis-je si je ne puis me distinguer du reste de l’humanité par un savoir personnel, restreint certes mais différent de celui des autres ? Quel intérêt de devenir tous la même et unique entité ?Ils ne se parlent même plus ! Pour peu qu’ils communiquent, c’est par la pensée. Belle trouvaille ce réseau nanomachine. Mais en réalité, ils n’ont plus rien à se dire, puisqu’ils savent déjà. Tout. Et rien.A quoi bon n’être plus qu’un véhicule à nano-savoir. Quelle différence entre ça et ces vieilles chimères que la science-fiction avait inventées : les robots.Ils n’ont même plus d’émotions. Ils ne connaissent que la raison et la logique.Je ne veux pas finir emprisonné dans mon propre corps. Je ne serai pas le jouet de cette société insipide. La fourmi que je suis préfère la mort que de rejoindre la grouillante fourmilière !

Il avait cependant préjugé de ses capacités à se donner la mort. Notre monde a été revu et pensé pour ne rien laisser au hasard ou aux accidents. Mais l’on pourra au moins lui accorder d’avoir été persévérant.

Quand avait-il décidé de passer à l’action ? Difficile à dire. Inconsciemment, son choix était probablement fait depuis longtemps. Sa première tentative, quant à elle, avait été préméditée et mûrement réfléchie des jours à l’avance. Malgré tout, les seuls dégâts physiques qu’il endura ce jour-ci ne furent que de simples frissons.

Obsédé qu’il était par les modes et technologies primitives, il possédait chez lui un réfrigérateur. Une rareté hors de prix. Nous ne conservons évidemment plus d’aliments au frais de nos jours puisque nos besoins corporels – constamment évalués par ces capteurs glissés sous notre peau – sont comblés tout au long de la journée par l’injection automatisée et régulière des nutriments appropriés.

John, lui, en plus de dépenser des sommes démesurées pour se procurer des aliments primitifs, fatiguait son organisme à digérer pommes, bananes ou autres dégoutants végétaux. Que de temps et d’énergie perdus.

Son plan était simple mais peu agréable. Il débarrassa tout l’intérieur de son réfrigérateur et s’y enferma après quelques contorsions inspirées. Une fois dans le noir, il attendit que le froid vînt le cueillir. De son point de vue, mourir dans une de ces antiquités avait son charme. Ce cercueil blanc et vrombissant était tout l’opposé du progrès qu’il cherchait à fuir. Un reliquat de son passéisme qui l’aiderait à s’échapper.

Malheureusement pour lui, les systèmes de sécurité domestiques détectèrent aussitôt le danger potentiel et prirent contrôle de l’appareil électrique primitif. Celui-ci souffla de l’air chaud et oxygéné dans l’espace confiné, si bien que John était presque installé confortablement dans son réfrigérateur. Il n’eut même pas la chance de souffrir de quelques douleurs articulaires. Asphyxie, hypothermie, tout ça lui était interdit.

Tout son environnement était hostile à son envie de suicide. Impossible de se noyer dans les douches depuis qu’elles étaient sèches. Rien ne permettait d’accrocher une corde au plafond. Nulle aspérité, nulle poignée. Aucune fenêtre d’où se jeter. Aucune électricité sans multiples couches de sécurité. Les dents et ongles de tout citoyen étaient retirés à leur première apparition. « Un monde lisse que la paranoïa a transformé en prison confortable », avait-il décrété, furieux.

Il ne s’avoua cependant pas vaincu. A défaut d’une mort violente et rapide, il se mit en tête d’affamer son organisme. La tâche était ardue. Tromper les implants contrôlant les besoins corporels était impossible, il tenta donc d’éviter tout contact avec les systèmes d’auto-nutrition. Mais à son grand désarroi, ceux-ci étaient omniprésents. C’est ce qui fait la force de ce système. Les apports en liquides et nutriments sont réguliers et étudiés pour ne pas déranger le sujet. Nul besoin de piqûre, des orifices artificiels sont implantés en de multiples points du corps dès la naissance. Notre corps est nourri quand nous allons nous coucher, quand nous allons aux toilettes ou sous la douche. Les lieux publics ne font pas exception à la règle. Les fins tubes articulés peuvent jaillir de n’importe quel couloir, trottoir, ascenseur ou descenseur. Et comme il faut une autorisation spéciale pour sortir de l’enceinte de la ville, et qu’il n’en est généralement jamais accordée, John se rendit compte assez vite que cette tâche-là était également impossible.

Quand il admit avoir perdu cette nouvelle bataille, il hurla, sans trop savoir dans quelle direction brandir son poing : « Si vous prétendez vouloir me gaver comme une vulgaire oie, ayez la décence de le faire ouvertement ! ».

Il vécut quelques temps ainsi, se laissant porter par le flux de cette vie automatique, incontournable. Il était seul. Personne n’avait choisi comme lui de refuser l’avancée technologique que procuraient les nanomachines. John regardait le monde bouillonner autour de lui, bondissant de découverte en découverte scientifique. L’humanité agissait comme un unique cerveau aux capacités vertigineuses.

Naufragé sur son îlot de révolte muette, il continuait mécaniquement à se rendre au travail, se sentant plus inutile et rejeté que jamais. Jusqu’à ce que, dans un ultime élan de lutte contre l’ennui, lui vînt à l’esprit un nouveau plan pour s’échapper de ce monde devenu son enfer.

Les voitures volantes se faisaient de moins en moins populaires avec l’avènement des nanotechnologies. L’on n’avait plus besoin de véhicule pour voyager puisque se connecter aux caméras tridimensionnelles, éparpillées de par le monde et l’espace, se faisait par la pensée. Aussi simple que de respirer. Mais tout compte fait, même voyager parait vain quand on dispose d’un savoir quasi universel. Qu’y aurait-il à voir ailleurs qui n’eût déjà été vu, qu’y aurait-il à savoir qui ne se sait déjà ?

Tenter de se suicider dans un de ces engins volants était un pari fou. Il n’y avait pas véhicule plus sûr. Personne n’avait ne serait-ce que subi de blessures depuis des décennies, assis confortablement dans un de ces cocons haute sécurité. Le pilotage automatique prenait le pas sur toute conduite dangereuse, vitres et carrosserie étaient à toutes épreuves et l‘habitacle était farci de coussins gonflants prêts à amortir le moindre des chocs. La voiture disposait de réserves énergétiques pour des siècles et d’assez de nutriments pour maintenir cinq passagers en pleine forme pendant deux tours du monde. Et si quelque ressource venait à manquer, le pilote automatique conduisait le véhicule à la plus proche station.

Mais John avait décidé de voir jusqu’où la sécurité interne pourrait être malmenée. Voler à haute altitude était courant, cela évitait de croiser trop de véhicules et permettait de profiter d’une vue sans pareille. Des voyants d’alerte s’allumèrent tout de même quand il stoppa la voiture à cinq mille mètres d’altitude. Tout autour de lui, l’horizon se découpait sur des gratte-ciels. Mais vu d’une telle hauteur, ces immeubles ne semblaient gratter que la poussière.

Si le comportement du conducteur n’était pas logique, les commandes se bloquaient et le véhicule rentrait de lui-même au domicile du propriétaire. John n’avait donc pas de temps à perdre. Il éjecta son disque du lecteur multimédia – encore une de ces modes passéistes futile et hors de prix – puis visa comme il le put pour que son jet d’urine parvint dans la fente de l’autoradio. Il s’était retenu dès son réveil pour l’occasion. Débrancher l’aspi-pee de ses organes génitaux était une des seules libertés de l’époque puisqu’elle ne risquait pas la vie de l’individu, seulement de mauvaises odeurs.

Un bruit strident confirma que le court-circuit attendu avait bien eut lieu puis un spasme secoua la voiture dans les airs. Mais au lieu de la chute vertigineuse que John attendait, l’engin se contenta de s’immobiliser dans le ciel. D’ultimes sécurités s’étaient opposées à son projet. Cependant il ne s’attendait pas à ce que les portes s’ouvrissent en plein air.

Confronté à une mort qu’il n’avait pas anticipée, il faillit reculer. Mais il reprit bien vite ses esprits, il attendait depuis bien trop longtemps une telle opportunité pour ne pas la saisir.

Après s’être contorsionné hors de ses ceintures de sécurité – elles étaient hors-tensions, donc très lâches, mais ce n’en fut pas moins une rude épreuve qui le laissa transpirant et essoufflé – il grimpa sur le toit de son véhicule, balayé par de puissantes rafales de vent.

Enfin à l’air libre, débarrassé de toutes ces protections qui lui entravaient la vie, il se surprit pour la première fois au cours de son existence à ressentir une enivrante et vertigineuse sensation de liberté. Tout lui paraissait possible, vaste, atteignable et distant à la fois.

La tristesse l’accabla quand il réalisa qu’il avait goûté à ce fruit défendu quelques précieuses secondes de trop et qu’il ne lui serait plus jamais autorisé la possibilité d’un tel écart. Il ne retournerait pas sagement en sa prison de sûreté ; il décida d’en finir. Il écarta les bras et se lança dans le vide.

Le vent siffla à ses oreilles et l’air sembla plus difficile à respirer. Le sol qui lui avait paru irréel à cinq mille mètres prenait forme à mesure qu’il chutait. La mort s’autoriserait peut-être bientôt à lui. Il aperçut enfin les détails qui signifiaient qu’il avait réussi : des routes goudronnées primitives, des décharges de véhicules à roues et d’anciennes habitations en ruine. Mais il se rendit compte qu’il ralentissait anormalement. Un étrange dispositif s’était agrippé à son dos et s’était enroulé sur tout son torse. Dans l’intensité du saut, il n’avait rien senti. Maintenant qu’il y faisait attention, il entendait son mécanisme électromagnétique bourdonner. C’était certainement encore une ultime sécurité mise en place pour récupérer tout passager tombant du véhicule. Et puisque la voiture n’avait pu conserver le passager à l’abri, c’est qu’à l’évidence, elle présentait des brèches de sécurité. Amener l’individu jusqu’au sol était, dans ce cas, l’option la plus sûre.

John fut posé en douceur à terre et aussitôt un cocon d’isolation se déploya autour de lui. Depuis que les espèces hostiles à l’homme avaient été éliminées, l’environnement sauvage ne présentait plus guère de danger. L’on n’était cependant jamais assez prudent.

Il fut récupéré en urgence par des équipes spécialisées qui prirent son cas très au sérieux et lui fournirent la plus totale des attentions. Lui, voyait cela comme de la surveillance exagérée, voire de l’intrusion dans sa vie personnelle.

Il ne supporta malheureusement pas ce rythme de vie très longtemps. Il savait qu’il avait épuisé ses chances de pouvoir se donner la mort après cette dernière tentative échouée. Aussi décida-t-il d’accepter enfin l’injection de nanomachines.

C’est ainsi qu’il devint un être raisonnable. C’est ainsi qu’il devint ce que je suis et que cet ancien moi disparut. Depuis ce jour, mon esprit est propre, débarrassé de ces déviances d’un autre temps primitif. Je ne suis plus cet être malade qui refusait le progrès.

En un sens, il réussit peut-être bien à se donner la mort ce jour-ci, puisque je ne suis plus lui.

L’époque où nous pensions en termes étriqués tel que « je » est d’ailleurs révolu. L’humanité nanomachine est une pensée collective. Dorénavant, l’on pense, donc on est.

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