Une clochette stridente retentit comme du fond d’un rêve. De celles que l’on dispose sur un collier, annonciatrice d’une venue par exemple. J’ouvris à peine un œil. Il devait être trois ou quatre heures du matin, et puis c’était le week-end, merde ! Je me renfonçai dans les couvertures. Quelque chose m’effleura alors la jambe. Chaud. Doux. Comme un pelage. Je me raidis d’un coup. Je ne possédais aucun animal. À tâtons, je cherchai l’interrupteur de ma lampe de chevet. Inutile de préciser qu’un tremblement venait de me parcourir. J’allumai et, aussitôt, enfouis la tête sous la couette en écartant les longs cheveux bruns qui tombaient devant mon visage. Je ne vis rien malgré la lumière blafarde crachée par l’ampoule. Pas l’ombre d’une bête à fourrure. De toute manière, comment serait-il entré ? Je dormais fenêtre fermée. Intriguée, je palpai les draps avant de me rendre à l’évidence : j’avais rêvé à demi-éveillée. Nulle autre explication ne me traversa l’esprit. Je pris une profonde inspiration et tentai de calmer les battements effrénés de mon cœur. Entre temps, la clochette s’était tue.
Une main toujours sur la poitrine, je soufflai un coup. Un léger bruit sur la moquette, semblable à un grattement, attira mon attention. Je fronçai les sourcils, plissai les yeux et tendis l’oreille. On grattait toujours. Mon corps se raidit. Malgré la peur qui me cisaillait l’estomac, je scrutai toujours l’autre bout de la chambre, plongé dans la semi-pénombre. L’espace d’un instant, je crus distinguer une petite silhouette tapie dans l’ombre. Une petite silhouette accompagnée de prunelles argentées. Hypnotiques. Une seconde plus tard, elles avaient disparu. Je dus me faire violence pour parvenir à poser les pieds à terre, à me lever et à traverser la pièce sans reculer. Je retins mon souffle, persuadée de trouver un monstre de placard poilu en virée nocturne. Agenouillée, je tâtai le vide sous mon lit, les jambes tremblantes et avec l’envie furieuse de battre en retraite. Un courant d’air me caressa le mollet. Je fis volte-face. La forme sombre aperçue une minute plus tôt sembla s’évaporer sous mon nez. Je me figeai, mais derrière le visage inexpressif qui me servait de façade, mon esprit tournait à cent à l’heure. Quelle était cette… chose ? Avais-je bien vu ? Comment pouvais-je en être certaine ? Je délirais. Forcément. Ou je cauchemardais. Un mauvais rêve si réaliste que chaque détail me paraissait authentique. Je ris alors de ma bêtise et de ma terreur. Je ris à gorge déployée, à m’en crever les poumons, puis m’écroulai malgré moi au milieu de la pièce.
Le temps se suspendit dans l’air. Une part de moi guettait la moindre anomalie dans ce décor soudain lugubre après une frayeur sans nom. Immobile, je respirais à peine. Mon subconscient avait peut-être perçu un danger et essayait d’envoyer un message dont mon cerveau troublé n’accusait pas réception. J’observai les alentours. Le mobilier plongé dans la semi-pénombre devenait autant de menaces sorties de nulle part et prenait une dimension nouvelle. Je restai par terre à scruter les coins, à imaginer mille et un scénarii. À regarder autour de moi sans la capacité de bouger, pas même de battre des cils ou de cligner des yeux. Les heures ne signifiaient alors rien du tout. Et elles s’écoulèrent en une éternité.
Après un long moment, je recouvrai mes esprits avec la sensation de quitter une transe. J’avais les muscles en compote, le corps endolori. Une force extérieure m’avait maintenue dans un état d’inconscience. Du moins, je le croyais. Sinon comment expliquer ce qui venait de m’arriver ? Et comment ne pas perdre la boule après une expérience pareille ? Je me relevai et regagnai le lit, sans parvenir à m’endormir à nouveau. Curieusement, la lumière ne m’apportait pas la sécurité souhaitée. Et elle éclairait bien moins que d’habitude.
J’accueillis l’aube avec une joie à peine contenue. Jamais les recoins de ma chambre ne m’avaient parus si terribles. Jamais une telle peur ne m’avait étranglée au point de n’émettre plus qu’un son rauque au lieu du cri escompté. Pourtant, j’aurais volontiers hurlé à m’en déchirer les cordes vocales. Je finis par quitter les couvertures et, à la lueur du jour naissant, j’inspectai la pièce. À genoux sur la moquette, je passai au crible le moindre grain de poussière. Quand, enfin, je ramassai une touffe de poils noirs, j’admis ne pas avoir rêvé.
J’éprouvai une difficulté compréhensible à accuser le coup. Un animal s’était faufilé chez moi pour me flanquer la frousse de ma vie. Ceci expliquait au moins le regard argenté. Mais pas son côté hypnotique. Ni son évaporation, s’il s’agissait du terme adéquat. Un animal… Vraiment ? Je serrai la touffe de poils dans ma paume en me jurant de découvrir ce qu’il se tramait entre mes murs. L’ignorance n’aurait qu’accentué ma peur et rendu ma vie infernale.
J’attendis le soir de pied ferme, l’estomac noyé dans le café et les traits tirés comme des élastiques. Si tout devait se dérouler comme la veille, il me faudrait poireauter jusqu’à trois heures du matin. À peu près. Une nuit blanche ne m’intimidait pas. Qu’il vienne, ce chat de malheur ! Qu’il vienne… Même si je n’avais pas d’arme – à quoi bon lutter contre une forme vaporeuse ? –, je l’attendais de pied ferme.
L’unique lampe de chevet n’éclairait qu’une partie de la pièce. Je ne quittais pas la pénombre du regard, à la recherche des prunelles argentées. Je ne perçus que le son d’une clochette, puis plus rien. Le brouillard. Des bribes de souvenirs et une forme vaporeuse à quelques centimètres de moi. Je perdis connaissance. Quand je rouvris les paupières, je sentis la moquette me griffer la joue. Je me levai en grimaçant. Mes membres endoloris se réveillaient à mesure que j’avançais vers le lit. Je m’effondrai dessus, épuisée. Combien d’heures avais-je passées dans les vapes ? Je jetai un coup d’œil à ma montre : environ trois. Le jour pointait.
J’essayai de dormir un peu en ce dimanche gris. Sans succès. La peur me tenaillait. Quant à la fatigue, elle pesait davantage que la veille. Je sentais mon cœur battre la cadence dans ma poitrine avec une douleur nouvelle, cognements qui se répercutaient jusque dans mes tempes. Ma gorge brûlait, mon souffle devenait de plus en plus fort et court. Je me mis à tousser ; une glaire coula pour s’écraser entre mes mains. Agenouillée au milieu de la chambre, j’eus la désagréable sensation de cracher mes poumons. Des spasmes parcoururent mon corps. Je me laissai rouler sur le côté puis m’étendis sur le dos. Enfin, j’attendis un peu en fixant le plafond que mon souffle reprenne un semblant de normalité.
Mon état de santé m’échappait complètement. Il s’était dégradé en une nuit. Le stress pouvait-il tout expliquer ? Les convictions qui me servaient de guides afin de ne pas finir folle s’estompaient. Je n’étais plus certaine de rien. Je me redressai pour regarder autour de moi. Des ombres subsistaient dans la journée. Toujours. Elles abritaient ce que l’imagination créait de plus bizarre, de plus monstrueux. Et la mienne, depuis deux jours, prenait une tournure inquiétante. Je me convainquis de prendre une douche, et l’inquiétude gagna en intensité. Ma peau arborait désormais une pâleur qui m’effraya. De profonds cernes soulignaient mes yeux. Mes pommettes saillaient tant que je m’attendais à voir l’os percer la chair. Je retins un haut-le-cœur.
Quand le soir arriva, accompagné des angoisses de la veille, je me réfugiai au salon, incapable de tenir une nuit de plus dans les conditions qui me terrorisaient. Prostrée sur le sofa, je guettai l’heure sans relâche. Le tic-tac lancinant de l’horloge égrenait les secondes en me rappelant à chaque instant qu’il se tenait là, quelque part, et qu’il attendait avec patience. Le chat. Avec un peu de chance, il ne se manifesterait que dans la chambre. Moi je me trouvais au rez-de-chaussée, en sécurité.
Mes paupières devinrent lourdes. Lutter contre le sommeil m’insupportait. Cette fois, l’animal ne me surprendrait pas car rien n’indiquait qu’il apparaisse dans le salon. En tout cas, je le croyais jusqu’à ce que j’entende l’inlassable clochette qui annonçait son arrivée. Mon corps se tétanisa. Moi qui me pensais en sécurité loin de l’étage… Je n’osai faire aucun bruit de peur de l’attirer en bas. L’ampoule au-dessus de ma tête grésilla puis ne diffusa qu’un faible rai de lumière. Ainsi plongée dans la presque obscurité, je priai de toutes mes forces pour que le chat ne me rejoigne pas. Mais au fond de moi, je sentais que chaque battement de mon cœur l’attirait ici, et que chacun d’entre eux correspondait à l’un de ses pas feutrés. Je suspendis ma respiration. Les muscles durs et les larmes au bord des yeux, je tendis l’oreille. Une panique soudaine s’empara de moi. J’agitai la tête, tentai de percer la pénombre du regard, d’y déceler la silhouette de mon mystérieux visiteur. Je ne l’aperçus nulle part, comme s’il m’avait laissée seule. Je devinai néanmoins sa présence. Une petite voix intérieure, celle de la raison sans doute, me soufflait de ne pas me fier aux apparences. L’animal guettait ma réaction ou s’amusait de ma crainte. Peut-être les deux. Je me recroquevillai un peu plus sur le sofa, les ongles enfoncés dans le cuir. Le rythme de mon cœur monta d’un cran quand je crus entendre le son du grelot se rapprocher. Non, pas ça. Une boule énorme se logea au fond de ma gorge. Tout à coup, plus rien. La peur s’envola comme un mauvais rêve. La fatigue me frappa de plein fouet. Vaseuse, je tentai de me lever. C’est alors que je les vis, ces prunelles de malheur qui découpaient l’obscurité de leur luminescence irréelle. J’ouvris la bouche, mais mon cri mourut au bord de mes lèvres. J’écarquillai les yeux à mesure que la forme aux contours flous se rapprochait. J’avais les poumons en feu, les doigts crispés sur l’accoudoir. Le regard du chat me pénétra, ainsi que mon âme, et lut en elle. L’étrange sensation qu’il aspirait une once de moi-même me submergea. Je m’agrippai au sofa de peur d’être absorbée aussi par le pouvoir de son esprit. Un ronronnement de satisfaction me parvint. La suite m’échappa totalement car je sombrai dans un sommeil peu naturel.
Reprendre connaissance fut plus difficile que les fois précédentes. L’animal exerçait une sorte d’emprise sur ma personne. Quitter ma léthargie, retrouver pleine possession de mes capacités se résumaient à la souffrance. Je luttai contre moi-même durant de longues minutes avant de parvenir à remuer les doigts. La lumière du soleil grignotait déjà les ombres du salon, ce qui me laissait supposer que mon absence avait duré plus longtemps que d’habitude. Sans doute existait-il un lien avec ma difficulté à émerger ? Je préférais y croire puisque rien ne justifiait une autre possibilité. Je quittai enfin le sofa, le corps traversé de courbatures, et entrepris de prendre une douche. Monter l’escalier fut un véritable parcours du combattant. Marche par marche, presque hissée sur la rampe, j’effectuai ma petite ascension puis me traînai jusqu’à la salle de bain. J’espérais que l’eau brûlante m’aiderait à sortir de ma torpeur. Au lieu de ça, le spectacle qui s’offrit à moi m’horrifia. Je plaçai les mains de part et d’autre de mon visage. Le contact de la peau fripée me fit frémir d’angoisse. Dans le miroir, mes joues creusées renvoyaient l’image d’une femme rongée. Mais par quoi ? La peur ? Mes cheveux secs recouvraient mes épaules dénudées et tombantes. Je déglutis. Ma jeunesse semblait ficher le camp. Je ne me reconnus pas ou si peu. Un tremblement me prit. Le chat ; je ne voyais que lui, que cette possibilité. Il buvait mon âme comme du petit lait. On dit que les chats possèdent neuf vies. Maintenant, je sais d’où elles proviennent.

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